

Quel accueil réservons-nous donc au loup ? Quelle place sommes-nous prêts à laisser au sauvage dans notre environnement, dans nos forêts, et dans notre société ? L’imminent retour du loup dans nos contrées met à l’épreuve notre capacité à proposer des solutions novatrices qui parviennent à englober le respect simultané de l’homme et de la nature. La Wallonie montrera-t-elle l’exemple d’une voie de solution intégrée ? Ou se laissera-t-elle glisser vers l’échec à la française, en laissant la question aux mains des opinions publiques et médiatiques et celles des différents lobbies concernés ? Des parties qui risquent fort, à défaut d’avoir été informés et consultés, de virer à l’expression émotionnelle et réactionnaire dès qu’un loup montrera le bout de sa queue..
Le retour du sauvage
En Wallonie, la forêt est dévolue à une vocation principale : sa fonction économique. Le principe de multifonctionnalité établi pour la forêt publique a permis de développer d’autres axes (répondant à des besoins environnementaux et sociétaux), mais c’est toujours l’économie qui préside généralement à la destinée de nos forêts publiques. Et ceci est a fortiori encore plus vrai dans les forêts privées. En conséquence, c’est elle qui façonne aussi l’image de notre forêt. Sa structure, la taille et l’âge des arbres, sont dictés par la sylviculture en futaie régulière avec exploitation des arbres dans la force de l’âge. Les zones ouvertes en forêt ne sont plus le fait des perturbations climatiques ou de la chute d’arbres morts, mais s’agencent en fonction des besoins d’exploitation dont ils sont de simples dépendances : chemins, coupes à blanc, aires de débardage, gagnages...
Les essences ne se succèdent plus en fonction de leur adaptation aux différents stades de régénération, mais selon le choix du planteur qui suit celui du marché. Et même les animaux du bois sont domestiqués : les chasseurs nourrissent toute l’année « leur » gibier, les sangliers sont mâtinés de sang de cochon, des daims orientaux ou autres exotiques tiennent compagnie à nos animaux sauvages… Les forêts ne sont donc plus des espaces de nature, mais des volumes à revendre et des zones de production tout aussi manipulables que les espaces agricoles ou les zonings industriels. La forêt vivante, spontanée, naturelle a disparu. Exit la forêt mystérieuse, repaire de nos fantasmes, source infinie de l’imaginaire, lieu de contemplation, elle fait place à la forêt marchande de la société de l’économie, où tant les bénéfices que les risques doivent être entièrement contrôlés.
La forêt sauvage a été domptée pour servir l’Homme et sa soif de profits... Pourtant, une lueur d’espoir laisse entrevoir le retour du sauvage dans notre société. Que ce soit parce que l’homme le souhaite consciemment, ainsi les préoccupations liées aux espaces à haut degré de naturalité qui se font jour à mesure que les derniers d’entre eux disparaissent de la planète, ainsi l’homme post-moderne est de plus en plus à la recherche d’émotions qui le reconnectent vigoureusement à la nature…
Ou que ce soit au contraire parce que le sauvage s’invite dans nos vies sans qu’il y soit souhaité : tempêtes, espèces invasives, nouvelles
« maladies » forestières, ou encore ces arbres au tempérament revêche qu’il faut sans cesse défricher dans les milieux ouverts dont où voudrait les chasser… Et dans ce mouvement de reconquête, le loup s’immisce à son tour et tente d’occuper des espaces dont la société contre-nature l’avait chassé. Après avoir failli disparaître d’Europe occidentale, le loup amorce une reconquête.
La concurrence pour le territoire
Les grands prédateurs plus encore que tous les autres animaux, sont considérés par l’homme comme des concurrents directs, et celui-ci a pratiquement achevé de les faire disparaître d’Europe (ours, lynx, loup). Le scénario est identique partout sur la planète où la majeure partie de ces animaux sont au bord de l’extinction. (RIPPLE ET AL., 2014)
Pourtant, la concurrence exercée par ces grands prédateurs sur les ressources communes est très faible (le gibier ou le bétail sont prélevés en très petite quantité par rapport à la disponibilité). Mais le loup est un symbole, et les mythes ont la vie dure. Notre imaginaire est rempli de ces images angoissantes qui nous sont inculquées dès les premières lectures : le « grand méchant loup » est notre référence. Il nous faut donc continuer à faire progresser l’éducation et le bon sens, la majorité de la population sait maintenant que le loup est inoffensif pour l’homme et que sa mauvaise réputation n’est que l’héritage d’anciennes croyances.
Mais c’est vrai aussi, le loup, s’il s’installe, pourrait, outre ses proies sauvages, prélever quelques proies dans le bétail. Ce qui peut éventuellement rendre cette perspective insoutenable aux yeux des professionnels de l’élevage aujourd’hui (comme en France, voir ci-dessous), c’est que ce genre d’incident s’ajoute à une conjoncture économique difficile. Mais ce sont bien elles qu’il faut améliorer en priorité, et il serait injuste qu’on fasse du loup un bouc-émissaire, et qu’on empêche son retour à leur prétexte.
En ce qui concerne les prédations sur le gibier, les chasseurs n’ont pas à s’inquiéter! Avec les quantités d’ongulés qui peuplent nos forêts, les tableaux de chasse ne devraient connaître aucune baisse significative. Ces densités fortes d’ongulés sont sans doute d’ailleurs une des raisons qui favorisera l’installation du loup en Wallonie aujourd’hui.
Le loup est là !
Actuellement, nous avons une chance inédite de permettre à la nature spontanée de revenir un tout petit peu plus en Wallonie. Avant le loup, quelques autres espèces de mammifères ont anticipé cet élan en revenant chez nous après de longues périodes d’absence. Mais l’idylle entre communautés humaines et ces autres mammifères fut brève. Le blaireau, sympathique mustélidé, a récemment connu une dynamique de population positive et s’est installé à nouveau dans ses anciens territoires ; il s’est rapidement vu accuser (de manière opportuniste et généralement à tort) de dégâts insoutenables aux cultures.
Quant au castor, réintroduit dans des conditions douteuses mais avec l’assentiment général de la communauté scientifique et civile, il est aujourd’hui trop encombrant. Bien que protégé, on autorise de plus en plus sa destruction.Qu’en sera-t-il avec le loup ? Ou d’un quelconque autre prédateur ? L’ours est encore loin de chez nous, et le lynx s’éloigne malheureusement de nos frontières, mais des rapaces comme l’aigle royal ou le balbuzard regagnent aussi lentement du terrain…
Symbole de la nature libre et sauvage, le loup, lui, est bien là. N’en déplaise aux politiciens qui préféreraient fermer les yeux pour ne pas ajouter de nouvelle polémique à gérer pendant leur mandat. Le loup est très probablement déjà présent, de passage dans nos forêts. Sa présence confirmée à nos frontières ne laisse planer aucun doute ! Pour l’instant sa présence est ponctuelle et discontinue, mais cela n’étonnerait pas les spécialistes si l’on trouvait demain un couple de loups bien établi dans un de nos grands massifs forestiers. Par ailleurs très discret, sa présence n’est pas aisée à établir. Son retour « officiel » n’est donc plus qu’une question de temps.
Une responsabilité évidente : tirer les leçons du cas français
En France, le loup a fait son retour en 1992. Resté trop longtemps inactive, l’administration française s’est détournée des problèmes que pouvait provoquer le retour du loup. La situation a vite dérapé. Les éleveurs de moutons, premiers touchés dans la pratique, ont alors éprouvé envers le loup un sentiment négatif qui n’a fait que grandir au fil du temps. Sans interlocuteur politique ni institutionnel, ce sont donc les chasseurs qui, craignant de voir revenir un concurrent sérieux à leur passe-temps, ont attisé les rancœurs envers le loup.
D’opportunistes politiciens se sont alors montrés prompts à défendre une cause qui leur assurerait un nouvel électorat. Cette opposition a finalement cristallisé les clivages, opposant villes aux campagnes, renvoyant dos à dos les élites, les doux-rêveurs écologistes, et les ruraux, ancrés dans leur terroir et la réalité, mais qui ne supportent plus l’idée de vivre dans une nature sauvage. Depuis quelques années, la France a essayé de reprendre en main le problème, mais trop tard. Le temps a figé les positions, et les intérêts. Les camps se sont organisés et affrontés. Créant des situations de tensions tout aussi fortes qu’inutiles et déplorables entre institutions, entre régions, voire au sein de petites communautés.
Les autorisations pour tirer des loups se généralisent en France. Afin de ne pas reproduire la situation française, il est grand temps d’agir en Wallonie. Les initiatives personnelles se multiplient pourtant pour faire bouger les lignes : des conférences sur le loup ont lieu un peu partout, des naturalistes de plus en plus nombreux abordent la question au sein de leurs associations, et même les médias s’en mêlent et hissent l’animal en une de leurs quotidiens. Malheureusement, le monde politique et administratif n’est pas aussi réactif. Certes, la question est complexe, et de nombreuses parties sont concernées. Mais le compte-à-rebours à commencé : si on ne mène pas le débat avant, si on ne prévoit pas les mécanismes de dédommagement, si on ne met pas en œuvre les processus d’information corrects et objectifs, voire des instances de médiation et de négociation adéquates, alors on connaîtra probablement la même situation qu’en France.
Les médias pourraient traiter les informations de manière sensationnelle et engendrer des réactions émotionnelles plutôt que rationnelles. Certains lobbies (p. ex. les syndicats agricoles ou les chasseurs, dont on saisit de mieux en mieux le poids politique) pourraient s’accaparer le discours sur le loup et influencer les décisions de manière unilatérale. C’est même la porte ouverte aux situations de non droit, où certains pourraient être tentés de faire disparaître ces loups égarés, qui engendreraient bien des problèmes… Rappelons qu’en Allemagne, en Italie, en Espagne, où les loups sont bien établis, la cohabitation semble beaucoup plus harmonieuse. Espérons que nous suivrons cette voie.
Conclusion
Pour garantir un retour réussi, et s’éviter une guerre de tranchées entre partisans et détracteurs, la Wallonie doit donc sans délai mettre en place les conditions d’accueil du loup. Pour commencer, il serait utile de créer un réseau d’observateurs, qui permette de récolter les indices de présence et de se tenir informés de l’état de progression des loups près de nos frontières.Ensuite, il est probablement nécessaire de rassembler tous les acteurs autour de la table afin d’entamer un dialogue constructif.
Une telle « cellule loup » serait idéalement composée de différents représentants des politiques et des administrations, des acteurs forestiers privés et public, du monde agricole et des éleveurs, des chasseurs, des scientifiques et des associations de protection de la nature…), animée par un médiateur impartial, également chargé de rencontrer les victimes potentielles, et d’informer les éleveurs sur les moyens préventifs qu’ils peuvent mettre en œuvre afin de dissuader les prédations par le loup.
Par l’acceptation du retour du loup et par son accueil concerté sur son territoire, la Wallonie poserait un geste fort, s’inscrivant symboliquement comme une terre de nature, s’engageant dans une dimension transnationale pour le développement des populations d’une espèce rare et emblématique, et promouvant très certainement une vision nouvelle de la forêt, dépassant sa seule fonctionnalité économique et marchande.
Sébastien Carbonnelle
Sébastien Lezaca-Rojas
La reconquête rapide d’un vaste territoire
Depuis 30 ans, l’aire de répartition du loup en Europe occidentale est en constante progression. Plusieurs conditions ont favorisé cette reconquête. En premier lieu, l’exode rural, accompagné d’une déprise agricole et de l’augmentation de la surface forestière. Les forêts étaient également beaucoup plus peuplées au début du siècle, le calme de ces forêts est propice à l’expansion et à la reproduction du loup. Deuxièmement, les populations de sangliers, cerfs et chevreuils sont au plus haut ; de la nourriture disponible en abondance pour le loup. Troisièmement, le nombre de chasseur diminue ; jadis, les campagnes étaient peuplées de paysans armés, pratiquant chasse ou braconnage.
Bénéficiant d’un statut de protection légale (Convention de Berne en 1979, ratifiée par la Belgique en 1990), et grâce au travail de différentes associations, d’un capital sympathie de plus en plus important, le loup n’est plus le réceptacle de peurs infondées.Le loup possède une endurance hors du commun ; chaque nuit, plusieurs dizaines de kilomètres peuvent être parcourus (un déplacement de 200 km a été enregistré en 24h). Il s’adapte aussi à tout type d’environnement (du Nord au Sud de l’Europe, de plaine ou de montagne, de bocages en forêts…). Sa stratégie de colonisation est très performante : colonisation (de jeunes individus se dispersent à grande distance pour trouver un territoire d’accueil) puis stabilisation (les meutes installées connaissent bien leur territoire et évitent le contact avec les humains).
L’Italie et l’Espagne sont les seuls pays d’Europe occidentale d’où le loup n’a pas disparu au cours du 20ème siècle. En France, disparu à la fin des années 1930, il réapparaît en 1992 dans le Parc national du Mercantour, en provenance d’Italie, puis colonise le Jura, les Vosges, et poursuit leur progression dans l’est du pays (C. DUCHAMP ET COLL., 2004). Le nombre de loups y est estimé à 280 individus (LEONARD ET COLL., 2015). Mais cette dynamique pourrait être remise en question par les autorisations de tir distribuées aux chasseurs. En Allemagne, il a disparu il y a environ 150 ans, mais est réapparu en 1999. 25 meutes y sont installées actuellement (MORITZ KLOSE, 2014) soit entre 60 et 70 individus. Les loups allemands proviennent principalement de la population polonaise, elle-même approvisionnée par l’immense réservoir russe. La disparition du loup en Belgique date des années 1890. (KOHLER A., 2015) Mais depuis quelques années, les contacts et les présomptions de présence se multiplient à proximité et en Belgique.
En 2011, un loup est sans doute filmé par un piège photographique près de Gedinne ; puis en 2012, un animal est observé à Philippeville. En juin 2014, l’animal est filmé et observé aux Pays-Bas. A moins de 100 km, un loup est abattu en Allemagne. De l’autre côté, des meutes sont présentes dans les Vosges et le département de la Meuse.
L’impact potentiel de la prédation par le loup
Le loup est un animal opportuniste qui adaptera toujours son comportement à la situation. Il est dès lors très difficile, voire impossible, de prédire avec précision l’impact de sa prédation. De plus, les densités de ses proies sont très souvent le reflet d’actions de l’homme via la chasse et le nourrissage. La prédation du loup sur ses proies joue un rôle non négligeable sur la structure de leurs populations. Dans la majorité des cas, un prédateur s’attaquera d’abord à une proie affaiblie, seule, en mauvaise condition physique ou malade. Il assurera de la sorte un rôle sanitaire positif pour la population de gibier. Vu la densité de gibier chez nous, il sera toujours intéressant d’avoir un loup qui limite la propagation des maladies des ses proies en prélevant les malades.
La présence d’un grand prédateur sur un territoire a aussi un effet sur la distribution et la dispersion des proies ; elle permet d’éviter des concentrations prolongées d’animaux au même endroit. Aux endroits où les densités de sangliers ou de cerfs sont anormalement élevées, on peut s’attendre à ce que le loup disperse ces noyaux et assure de la sorte une répartition plus homogène sur le territoire wallon. Enfin, le prédateur tue beaucoup plus de jeunes animaux que d’adultes, ces derniers étant plus aptes à se défendre et à fuir, et sculpte donc ainsi la pyramide des âges (LANDRY J-M., 2001).
En Wallonie, il est très probable que les proies principales du loup soient les chevreuils, les sangliers et les cerfs. Le cerf est en général privilégié par les meutes installées ; seul, un loup préférera chasser un chevreuil ou un sanglier inexpérimenté. Il n’est pas impossible toutefois que le loup prélève de temps à autre un animal d’élevage, un mouton ou un veau par exemple.
Bibliographie
MORITZ KLOSE (2014) - Le loup en Allemagne, propos recueillis et traduits par Julien Aït El Mekkila, La gazette des grands prédateurs n° 53 - août 2014.
ONCFS (2011) - Le loup. Document de formation. Direction Etudes & Recherche - CNERA PAD - Equipe loup-lynx – décembre 2011
SALVATORI & LINNELL (2005). Rapport LCIE
DUCHAMP C., GENEVEY G., FAVIER F. ET LACOUR N. (2004) Le retour du loup dans les Alpes françaises, Rapport final juillet 1999-mars 2004, Direction de la nature et des paysages et le Ministère de l’écologie et du développement durable.
Plan d’action national loup 2013-2017. Ministère de l’écologie, du développement durable et de l’énergie et le ministère de l’agriculture, de l’agroalimentaire et des forêts.
LEONARD Y., BRIAUDET P.-E., BATAILLE A., CANUT M., GOUJON G., CHENESSEAU D., SCHWOERER M.-L., STEINMETZ J., DUCHAMPS C., (2015). Bilan du suivi hivernal 2014/2015. Bulletin loup du réseau loup-lynx ONCFS.
KOHLER A., (2015) Le retour du loup en Wallonie… Rêve ou réalité ? in Forêt nature n°136, juillet-août-septembre 2015, p 8-18.
LANDRY J-M. (2001) Le loup. Delachaux et Niestlé, Paris, 240p.
W. J. RIPPLE ET AL., Status and Ecological Effects of the World’s Largest Carnivores, Science 343, 1241484 (2014). DOI: 10.1126/ science.1241484