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Massacres de Taiji, la baie dénuée de toute humanité...

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Nous sommes le dix-sept septembre, l'aube pointe à peine le bout de son rostre mais nous sommes déjà en route. Je suis né il y a quelques jours, en pleine migration, lorsque ma famille et tant d'autres dauphins quittent les eaux froides pour rejoindre des contrées plus tempérées durant l'hiver.

 

Mais ce matin, de drôles de formes flottent au loin, comme des ombres sur l'eau. Mes quelques jours de vie ne me permettent pas d'avoir assez d'expérience pour connaître les bateaux, mais je sais que les miens sont en général plutôt curieux de ces embarcations. Et pourtant aujourd'hui, ils s'en éloignent, tentent de mettre de la distance entre eux et nous, tout en continuant notre chemin que notre peuple emprunte depuis des milliers d'années.

 

Les bateaux ne semblent pourtant pas nous poursuivre, je ne comprends pas cette angoisse qui naît petit à petit au sein du groupe. Ce que je ne sais pas, c'est que nous longeons les côtes de Taiji, et que chaque dauphin sait qu'il se passe ici des choses qu'il vaut mieux éviter de vivre. Malgré tout, nous devons bien migrer, et ni la géographie marine ni notre culture ne nous laissent d'autres choix que de passer non loin de ces îles japonaises.

 

 

 

Les bateaux sont maintenant alignés sur le coté de notre pod. Ma mère me presse de rester contre son flanc, et tous ensemble nous échangeons pour comprendre leur manœuvre, quand un bruit assourdissant retentit soudain au fond de l'eau, comme si un mur venait de se créer entre nous et le large. Les bateaux sont équipés d'énormes barres de métal sur lesquelles ils tapent à tout rompre, créant, pour nous, êtres acoustiques nous dirigeant avec notre sonar, un mur infranchissable.

La chasse au rabattage des îles Taiji se poursuit ainsi depuis cinquante ans, la première avait eu lieu en 1969.

 

Nous en avons déjà entendu parler, mais sans savoir exactement quand et comment certains d'entre nous sont parfois pris au piège. Quelques rescapés ont raconté ces horreurs mais ils sont tellement traumatisés que la plupart du temps, ils gardent le silence sur les massacres de leurs familles, comme étreints de culpabilité d'avoir survécu là où les leurs ont péri.

 

Sans que nous ne puissions réellement leur échapper et malgré nos virevoltes pour échapper au rabattage, ma famille est conduite de plus en plus près de la baie. De larges filets sont tendus et nous voilà captifs. Plus jamais nous ne serons libres. Au fond de nous, nous refusons de croire aux horreurs que l'on raconte. Il est impossible qu'une autre espèce puisse être capable d'autant de cruauté. Ma mère ne saute pas par-dessus les filets, alors que nous les franchirions aisément si nous le voulions. Avec le temps et l'expérience des anciens, nous avons appris que franchir ces obstacles signifie mourir dans tous les cas. Parce qu'il n'y a pas qu'une ligne de filets mais plusieurs, et les bateaux restent à l’affût. Nous savons que nous n'avons qu'une infime chance de sortir vivant de cette situation, mais si nous sautons les murs de leurs prisons, cette chance sera nulle.

 

L'affolement de ma famille me saisit d'angoisse. Tout le monde a peur et nage avec frénésie, tentant de trouver une sortie à ce piège, sautant hors de l'eau pour apercevoir l'océan et s'en rapprocher. Les chasseurs, eux, ont mis un homme à l'eau. Le parc qui nous contient est devenu minuscule et nous nous serrons les uns contre les autres, désespérés.

 

 

 

Il semblerait que cette chasse soit le résultat d'une longue tradition humaine. Ce que je ne sais pas, c'est que sous couvert de cette excuse, la baie de Taiji sert en réalité de lieu d'approvisionnement pour les delphinariums. Les plus jeunes et beaux spécimens sont sélectionnés pour, une fois avoir vu leur famille mourir sous leurs yeux, vivre dans de petits bassins chlorés en faisant des tours. Pas étonnant que la quasi-totalité des cétacés en captivité soient mis sous anti-dépresseurs, pour simplement les empêcher d'attenter à leurs vies. Parce que oui, nous nous suicidons quand la souffrance et le désespoir sont trop grands.

 

Là encore j'ignore des choses sur les humains, et je garde espoir, tout comme ma mère et les miens, nous espérons qu'en ne nous rebellant pas, en n'attaquant pas cet homme dans l'eau, ils auront pitié de nous et nous laisseront la vie sauve. Mais je suis un dauphin de Risso, un petit cétacé moins prisé que les dauphins souffleurs, je ne rentre pas dans les critères de beauté établis par les hommes, et seule la mort peut m'attendre dans cette baie.

 

L'homme mis à l'eau saisit un par un les membres de ma famille, attache leur nageoire caudale avec une corde et les remorque par bateau jusqu'à de grandes bâches vertes qui cachent la vue de ce qui va se passer en dessous à ceux qui veulent nous venir en aide, ou simplement dénoncer ce que vivent nos peuples sous ces bâches.

 

 

 

Au bord de cette baie, cette année il n'y a pas d'associations étrangères. Seule Life Investigation Agency est présente, les autres ont été interdites. Il faut dire que la Dolphin Connection a mis en lumière les atrocités japonaises avec son film « The Cove, la baie de la honte ». Quand on pense que seulement 2% des habitants de ce pays savait l'existence de cette tradition avant la sortie de ce documentaire, on peut se demander dans quelle mesure elle en est une... Pour limiter l'impact des associations qui nous viennent en aide, le gouvernement a même fait voter une loi condamnant le fait de filmer ou photographier les massacres de cétacés. Là-bas, vous êtes considérés comme un terroriste si vous ne respectez pas cette loi. Il faut dire qu'un dauphin dressé sorti de la baie se vend 130 000€, et mort pour la viande 450€. Ce ne sont pas des sommes négligeables et comme l'argent dirige le monde des hommes, notre sort est plié. L'épidémie mondiale servant d'excuse, les associations n'ont pu venir avec tout leur courage, pour nous aider du mieux qu'elles peuvent.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il ne reste maintenant plus que ma mère et moi. Je sens les chasseurs inquiets des gens qui les regardent. Tuer un dauphin est une chose, tuer un bébé en est une autre, même à Taiji.

J'entends les miens qui hurlent, attachés par la queue sous la bâche. Ils hurlent qu'ils ne veulent pas mourir...  Ma mère est rabattue dans un recoin de la baie. Folle de terreur, je la vois se jeter sur les rochers pour tenter de vivre, ou peut-être juste échapper à la mort atroce qui l'attend. Elle aussi est saisie par la queue mais elle ne réagit plus, me regarde une dernière fois, sachant que nous échangeons notre dernier regard, et qu'elle aura échoué à veiller sur moi, pendant mes quelques jours d'une existence si courte... Et elle décide de ne plus respirer et se noie sous mes yeux terrifiés...

 

L'homme à l'eau me saisit à bras le corps et me passe à celui conduisant le bateau qui traîne ma mère. Il m'attrape par la caudale, me jette au fond de son bateau et me cache des yeux du monde avec les filets qui garnissent le fond de l'embarcation. Jamais je ne reverrai ma famille ni mon océan. Les hommes vont me laisser là, agoniser des heures entières. Je ne leur sers à rien, je suis trop jeune pour servir la captivité, et bien trop petit pour la viande. Mais ils ne peuvent laisser ce témoin nager autour des cadavres de sa famille donc on m'oublie là, on me laisse mourir lentement sous les filets qui ont emprisonné les miens.

Je ne verrai pas la baie se teinter de rouge mais je sentirai l'odeur du sang. J'entendrai les cris de mes frères, sœurs, oncles, père... Qui hurleront de douleur quand les chasseurs leur enfonceront une tige de métal dans la colonne vertébrale, justifiant cette pratique comme une mort propre alors que je les entendrai pleurer et agoniser durant plus de vingt minutes, leur caudale frappant frénétiquement la surface de l'eau écarlate de leur sang...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voilà ma courte histoire, celle d'un petit dauphin de Risso qui jusqu'au dernier moment a refusé de croire en l'inhumanité qui régit ce qui se passe ici, dans cette baie de Taiji. Personne ne sait que j'ai existé, aucun dauphin vivant, seule une poignée d'hommes se souviendra peut-être de moi...

 

Ch. Ringuet

Chiffres :

2018-2019 : 556 tués, 241 mis en captivité

2017-2018 : 614 tués, 109 mis en captivité

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